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Rencontre avec
Le Terrier Production

Par Laurent Thiollet Publié le 09/02/2018

Mélodie souterraine

ou

Sous l'oreiller la plume

Je me suis réveillé ce nouveau matin avec Alice, au pays du numérique, du temps de l'autoproduction et de la toile d'araignée mondiale. J'ai rêvé que pour exister musicalement il suffisait d'un wavelab, de deux trois poncifs au vocoder, d'un bon sample et un p’tit clip en mode clash et c'est le buzz. V’là l'projet. À l'heure de l'omni-sonance et de la diffusion à outrance, à commencer par mon radio réveil, je me demande franchement, encore embué du matin, mais naïvement sincère : Comment, quand on a des choses à dire, écrire et faire entendre… Comment exister ? Comment toucher-couler sa mélopée dans un contexte comme aujourd'hui ? Produire un disque ou un artiste, ça existe ?

Comme de bien entendu je me dois chaque jour de chercher les réponses aux questions de la nuit. J'ajoute que l'enthousiasme insistant de la rédaction du « Quatre » a tout à fait terminé de me convaincre en m'annonçant le bouclage de ce numéro pour hier. Il me faut donc trouver des artisans du métier, de ces faiseurs d'artistes et autres derviches tourneurs du spectacle, au moins suffisamment prêt du terrain d'investigation pour y trouver l'écho d'une quelconque réalité. Oui le matin je me réveille comme ça, parce que pendant la nuit je creuse.

Il se trouve que j'ai parmi mes voisins la société « Le Terrier Productions ». Je les vois tous les jours se rassembler au rez-de-chaussée d'une maison de ville. Ils s'affairent, assidûment investis à leurs taches, le visage éclairé par l'écran. Curieux de m'enquérir de ce que semble cacher la bonhomie silencieuse de cette subterranéité louche, je me présente à leur porte. « Frappez fort », je cogne. Je suis accueilli par Pierre Maresco, trentenaire au visage sympathique.

PM : “ Bonjour, je peux quelque chose pour vous ?

Je déroule : J'ai appris que vous travailliez à la production d'artistes musiciens et j'ai quelques questions à ce propos. Je sais que j'arrive un peu comme un pendu dans un jeu de cordes mais si vous aviez quelques minutes pour parler musique avec un malentendant ? … ”

D'abord surpris par mon entrée en matière, il regarde sa montre. Si c'est le Lapin Blanc, il va me dire qu'il est en retard. Non, il m'invite à entrer dans son Terrier. Passé le couloir encombré, je me retourne sur la porte. Je sais pas, comme ça, une intuition. Il me reçoit dans un grand séjour qui devait servir de pièce à vivre avant d'être envahie par les bureaux, les ordis, imprimantes et pléthore de cartons de disques empilés « en attente d'écoute ». Là, dans le silence des casques, trois autres visages très imprégnés par leur travail me saluent de l'œil. Dans le fatras organisé d'un open space de salon, à part quelques affiches et photos de concerts placardées sauvagement, deci-delà en dazibao, ce qui m'a impressionné c'est ce grand mur entièrement recouvert d'un planning papier de 4x2m. Un arc-en-ciel de mots clés hiéroglyphiques. Ils y voient l'organigramme d'une saison musicale, j'y vois la Pierre de Rosette en si bémol mineur et cinq à la clef de György Ligeti ou le code Matrix en 4 couleurs.

« One for the money, two for the show » E.Presley

J'ai maintenant un pied dans le terrier. Je lui fais part de mes questionnements matinaux et lui demande de me présenter leur initiative à la façon du « c'est quoi donc ? »

C'est quoi le Terrier ?

PM – Le Terrier Productions est une société de production de spectacles principalement musicaux constituée depuis 2003 en une SARL de 5 associés. Cette entreprise est le fruit d'une longue collaboration qui s'est constituée autour du projet des Blaireaux.

C'est quoi la distribution des rôles ?

PM – Trois membres fixes en garantissent le fonctionnement : Robin Sen Gupta (Gérant et Chef de production / Booking), Elodie Longuet (Chargée de production) et pour ma part j'officie plutôt comme Directeur artistique et me charge plus particulièrement de l'accompagnement des artistes sur la réalisation du disque et la mise en scène.  

C'est quoi votre ligne éditoriale ?

PM – Il n'y a pas de ligne arrêtée. On part de la chanson francophone parce qu'on s'est construit là-dessus. Avec « Les blaireaux » on a ratissé tous les terrains qui nous servent aujourd'hui pour le développement des autres artistes. Les choses se sont surtout faites par les rencontres et les affinités. Mais notre angle d'approche c'est plutôt l'artistique, il faut qu'on y souscrive pour s'engager dans un projet musical.

C'est quoi votre rayonnement ?

PM – Nous bénéficions depuis quelques années d'un bon rayonnement local par nos positionnements les uns les autres dans le milieu musical depuis longtemps. On a aussi grandi avec la scène locale en tant que musicien ou dans la production. Au fil des expériences et des rencontres, on s'est appuyé sur cet encrage assez fort pour placer nos artistes et travailler en partenariat avec beaucoup de salles, de festivals et centres culturels de la région. Aujourd'hui, on est en charge de la coordination de Hauts-de-France en Scène pour le réseau national du Chainon Manquant. Ça nous permet de grandir et d'élargir nos partenariats.

« Non Jeff, t'es pas tout seul » J.Brel

C'est quoi votre rôle ?

PM – L'activité de base c'est le tour. Le booking, la diffusion et la production de concerts pour les artistes avec qui nous travaillons. Et ça c'est plutôt la partie de Robin. Mais nous voulons aussi pérenniser une carrière d'artiste via l'accompagnement. Le tour c'est notre base économique et la garantie d'existence pour l'artiste mais on intervient sur à peu près tous les domaines, d'abord parce que ça nous plaît et qu'on veut être nourri de notre métier, mais aussi par nécessité. Pour ma part je suis plutôt sur le suivi du projet artistique, des choses concrètes comme trouver les studios, des résidences, des dispositifs d'accompagnements et aussi travailler sur la réalisation du disque ou la mise en scène du spectacle. Je ne mets pas mon nez partout mais plutôt là où les artistes ont besoin qu'on le mette. Ils sont tous assez différents et ont des besoins différents, même si nous pouvons porter un regard ou une critique sur telle ou telle chose, pour nous à la fin, c'est l'artiste qui va emporter le morceau. C'est son projet, il doit en garder la maîtrise. Nous, nous sommes juste des facilitateurs éclairés.

L'homme paraît de bonne facture et à l'embouchure facile ; les mots sont efficaces, la posture impeccable, aucun piston visible dans son parcours cuivré, il semble cependant savoir manier la coulisse. Faute de Lapin Blanc, j'ai mis la main sur le Chat du Cheshire. Il poursuit visiblement à l'aise dans l'exercice, campé d'une rare association de flegme et de passion incarnée et … retenue. Inarrêtable.

Je constate d'ailleurs qu'on travaille de plus en plus avec les personnes. Les connexions se font plus de façon relationnelle et ça me convient tout à fait. On est avec les programmateurs comme avec les artistes, dans un climat de communauté intellectuelle aux volontés compatibles. Ce sont des activités affectivement poreuses, on devient vite amis avec les gens avec qui on travaille. Du coup c'est enrichissant pour tout le monde de travailler de concert. Les artistes aujourd'hui sont des gens qui ont une grande intelligence professionnelle et une vision large sur les métiers des spectacles qu'ils portent. Je pense que c'est l'artiste qui s'entoure de gens et non l'inverse. Nous, on leur dit toujours que si on pense que ce sera mieux pour eux ailleurs, on les aidera pour aller ailleurs. Quand on fait ce métier, on est un tremplin, on ne peut pas être un frein.

« Ya du monde sur la corde à linge » NTM

Je vois bien le principe d'accorder une attention toute particulière aux intentions artistiques mais concrètement...

C'est quoi les ressources ?

PM – Notre premier axe de développement c'est par le tour. La base de notre vie c'est la scène. Dans la musique, il n'y a pas beaucoup de sous, les beaux jours sont passés depuis longtemps. Le disque ne vend pas. On ne peut plus compter sur les supports classiques pour vivre, on doit diversifier les moyens comme les compétences pour s'en sortir. Dans le champ institutionnel, il existe encore certains dispositifs d'aide à la création ou à la diffusion comme à la SACD, l'ADAMI ou la SACEM... mais ya du monde sur la corde à linge. Il nous faut donc multiplier les initiatives et les prestations comme la programmation et la coordination d'événements pour des lieux et des festivals, ou bien encore le portage administratif. Sinon, on gère la boîte comme de bons pères de famille. On ne dépense pas ce qu'on n'est pas capable de faire rentrer.

C'est quoi les perspectives de développement ?

PM – La première volonté pour nous c'était de devenir crédibles et reconnus comme professionnels pertinents. Ensuite, c'était de créer un système économique viable pour garantir notre fonctionnement. C'est comme ça qu'on s'est diversifiés autant dans nos compétences que dans nos choix artistiques (spectacles musi-comiques ou jeunesse...) mais nos perspectives restent les mêmes, produire et accompagner ces projets et faire en sorte qu'ils fonctionnent durablement.

Vous êtes un peu musiconoclastes ?

... double silence ... je l'ai perdu. Il a dû bugger sur le jeu de mot (j'aurais pu m'abstenir). Impassible, je ne pipe et il enchaine :

PM – Notre vrai force on la tient de nos partenaires…

C'est-à-dire ? Ça y est je le raccroche.

PM – Depuis plusieurs années on travaille étroitement et en confiance avec des gens comme At(home)Production (Pantin), Francofan (France) ou L'autre Distributeur (Tours) sur le développement, mais je préfère dire l'accompagnement de certains artistes. L'idée est de les amener sur tous les fronts, tous les circuits généraux, émergents ou alternatifs. L'enjeu pour nous c'est de créer une existence. Et chacun des acteurs de la production ou de la  diffusion a besoin de ces échanges pour à son tour se montrer créatif dans son domaine de prédilection. C'est une façon de faire que nous partageons avec de nombreux acteurs locaux et nationaux. Aujourd'hui nous produisons la tournée de Marcel et son Orchestre pour les mêmes raisons. On est professionnel et on partage les mêmes envies de partage. C'est peut être banal mais regardez le public, les trois premières dates annoncées sont Sold Out en quelques heures.

Ça sentait le point d'orgue enchanté au service de son propos promo-émotionnel, mais dans ce contexte assez bien déterminé depuis mon apparition intrusive dans l'usualité monocorde de son quotidien musico-sacerdotale, c'est quand même bien moi qui m'arrogerai le dernier mot.

Et la guerre du numérique ?

PM – Je ne suis pas nostalgique. C'est comme ça que ça marche aujourd'hui. Il faut en tenir compte et de toute façon on en fait partie.

« Nous sommes en mission pour le seigneur » The Blues Brothers

Moi qui croyais devoir lui tirer les vers du sonnet ou l'accrocher à la portée pour lui arracher quelques soupirs, je ressors étourdi, un demi-ton soit peu perplexe. Je ne sais trop quoi garder de ce petit matin. Quelque-chose comme le souvenir d'une belle rencontre, la vision d'un Terrier dans un living, ou juste la fatale tristesse de ne pas avoir trouvé le Lapin Blanc. À son contact, je me suis dit cependant qu'il ne fallait pas négliger le pouvoir thaumaturge des productions indépendantes, à commencer par celui de soigner l'ambitieux créateur de son isolement artistique. Je prends congé et repasse le couloir, rassuré de voir que la porte n'avait pas rétréci entre-temps. Je n'aurais pas rencontré tous les personnages de la fable mais je suis quand même parvenu à sortir quelque chose du Terrier.

Comme inspiré par le trottoir que je venais de fouler, je lui sors :

“Merci et encore bravo. J'aime beaucoup ce que vous faites..." Suite à ce poncif tout de même à propos, il m'éconduit d'un signe de la main et disparut derrière la porte. Était-ce une forme de complicité gestuelle compatissante ou simplement « c'est ça, à bientôt ». Je n'ai pas bien su l'interpréter. En tout cas je suis reparti convaincu qu'en matière de musique, ensemble c'est pas gagné mais tout seul tu pèses pas lourd.

Pour en savoir plus, de votre côté du miroir, allez dans les salles.

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